
Il fait partie de ce que l’on appelle les « Nature Writers », ces écrivains du Grand Dehors à l’origine de magnifiques romans à ciel ouvert et enfants de Thoreau, de Whitman ou encore d’Emerson.
Ces écrivains des grands espaces.
Pete Fromm est un romancier américain devenu une référence majeure au sein des récits sur la nature depuis qu’il s’est fait connaître avec Indian Creek (paru aux USA en 1993).
Il s’est ensuite peu à peu tourné vers des sujets en lien avec la famille, l’adolescence, le deuil, la vie, tout simplement.
Le deuil est justement au coeur de La vie en chantier.
Pourquoi ce livre de Nature Writing ?
J’ai découvert le Nature Writing l’an dernier, en suivant certains modules littéraires dans le cadre d’une licence en Lettres modernes.
Je raffole de nature, j’aime ressentir la quiétude d’une forêt, ou me nourrir des embruns lors d’une balade en bord de mer.
Je suis aussi passionnée par l’Histoire des USA et celle de ses écrivains.
Découvrir les romans de Nature Writing était une évidence, en même temps que je plongeais dans l’univers si riche des éditions Gallmeister (pour vous y plonger aussi, c’est par ici).
En ayant lu des avis très favorables, j’étais super enthousiaste de faire connaissance avec la plume de Pete Fromm; d’autant que le deuil, la paternité et la reconstruction sont des thèmes que j’affectionne.
Le résumé
Marnie et Taz ont tout pour être heureux.
Jeunes et énergiques, ils s’aiment, rient et retapent ensemble leur modeste maison de Missoula, dans le Montana.
Lorsque Marnie apprend qu’elle est enceinte, leur bonheur est parfait.
Mais Marnie meurt en couches, et Taz se retrouve seul face à un deuil impensable, avec son bébé sur les bras.
Il plonge alors la tête la première dans le monde inconnu et étrange de la paternité, un mode de responsabilités et d’insomnies, de doutes et de joies inattendus.
Mon avis et ressenti sur La vie en chantier
» L’avenir est là où tu vas, et tu n’y peux rien. »
Le Montana, l’incarnation du Grand Ouest américain et ses immenses espaces à explorer.
Le Montana, l’état qui compte plus d’animaux sauvages que d’êtres humains, avec son petit million d’habitants.
Le Montana et les hauts sommets des Rocheuses, ses paysages à couper le souffle, ses forêts verdoyantes, ses rivières et le charme de ses petites villes.
Dont Missoula, par ailleurs célèbre pour avoir immortalisé l’une des plus importantes explorations au début du XIXè siècle : celle de Lewis et Clark et pour avoir vu se tourner le film Et au milieu coule une rivière.
C’est là que vit Pete Fromm et sa famille.
C’est aussi dans cette ville que la maison délabrée n’attend plus que les bras de Marnie et de Taz pour lui redonner vie et y ancrer la leur.
Un vrai chantier, mais c’est ici que le couple a choisi d’abriter son amour. Lui est plus insouciant quand elle se montre plus inquiète et pragmatique. L’argent leur manque, cruellement parfois, mais ils s’en sortiront. Taz fabriquera des objets et fera des chantiers, il le promet.
D’autant que Marnie est enceinte, une grossesse un peu « improvisée »: » Lorsqu’elle le lui dit, Taz est à genoux; à force de manier le marteau ses bras vibrent, palpitent et picotent. Il lève les yeux, les oreilles bourdonnantes (…). Tâchant de contenir son sourire, elle commence à extraire un test de grossesse de sa ceinture, à peine un centimètre ou deux, avant de l’enfoncer à nouveau. – L’aiglon a atterri- . »
Il va donc falloir aller à l’essentiel et mettre les bouchées double pour accueillir bébé. Ce sera une fille, Marnie en est convaincue.
Mais, le jour 1, Taz et son bébé, Midge, sont les seuls à rentrer. Marnie est morte après l’accouchement.
Et c’est tout juste si Taz peut s’assoir à la table de la cuisine ou coucher sa fille dans sa « nursery ». Trop de souvenirs du début, ici, dans les travaux, lui mangent la tête. Aller dans leur chambre ou la salle-de-bains, impossible. Marnie choisissait tout, les murs sont imprégnés de ses rires.
Pourtant, il reste encore tellement à faire.
La solitude de Taz est abyssale, autant le jour où il erre dans les pièces en chantier comme un automate que la nuit, où la pénombre et la fatigue resserrent leurs morsures autour de lui.
Mais il fait son deuil en silence. Pas de drama dans son quotidien. Il peine à comprendre ce qui est arrivé et pourtant, il est bouleversant d’amour et d’attention envers sa fille (dans la même thématique, le livre de Laure Manel, La mélancolie du kangourou, est présenté sous un angle très différent mais tout aussi touchant. Pour lire la chronique, c’est par ici).
Il ne la lâche pas, pas même sur d’autres chantiers où il est appelé. Midge a besoin de son père et elle va bien. Elle mène jour après jour sa vie de bébé dans les bras de Taz qui lui offre une infinie tendresse.
Dans cette traversée douloureuse, il est entouré. Rudy, son pote, le couve à sa manière et il a toujours l’oeil; Lauren, la mère de Marnie, fait de son mieux pour être présente tout en se faisant discrète (les 2 ne s’étaient ni vraiment côtoyés ni appréciés jusque-là). Ils soutiennent Taz, malgré leur propre chagrin.
Et puis, il y a Elmo. Elle s’occupe de Midge plusieurs jours dans la semaine. Elle prend aussi soin de Taz, comme ça, sans en avoir l’air, en lui préparant ses repas et en veillant à ce que ses placards soient toujours remplis.
Parfois, Taz l’appelle « El », parce qu’il aime bien sa présence.
Elle et Midge, c’est comme une évidence, leur entente est immédiate, tout comme leur attachement.
La maison de Taz est un chantier, il travaille lui-même sur d’autres chantiers, sa vie est un chantier. Finalement, celle de tous ceux qui le soutiennent au quotidien, aussi.
Malgré des souvenirs tenaces, douloureux, des doutes, un avenir s’ouvre peu à peu, rempli de promesses et de cette nature que Taz fait découvrir à Midge et que Marnie et lui aimaient tant explorer.
Quel magnifique roman…
Je suis conquise par la plume de Pete Fromm, par sa façon de décrire avec autant de délicatesse les sentiments les plus cruels. Ses mots enveloppent Taz d’une incroyable douceur et on se sent rassuré, cajolé avec lui.
La perte, le manque, le vertige des nuits sans sommeil, tout est finement décrit dans les gestes de Taz. Pas d’effusion de sentiments, ni de plaintes mais juste une lente éclosion entre le deuil, la naissance et la renaissance.
Taz est là, tout proche, tant on arrive à l’imaginer dans ses moindres gestes. Et on a envie de le couver à notre tour, pour l’aider, chaque jour, à faire un pas de plus.
D’ailleurs, c’est de cette façon que Pete Fromm a choisi d’écrire ses chapitres, un jour après l’autre. Ce qui rend la symbolique d’autant plus forte, vous verrez.
J’ai été touchée par l’histoire de Taz et sa fille et je referme un roman troublant, bouleversant, élégant, rempli d’amour et de délicatesse et de cette nature au sein de laquelle il est toujours possible de s’apaiser et continuer de vivre, malgré tout.
Quelques citations
» Aujourd’hui, sept mois ont largement passé et tout déni est devenu impossible.Ils s’éloignent de Missoula, quittent l’autoroute, longent la Blackfoot en amont, puis les lacets du premier canyon, et enfin la plaine de Potomac, où la brume, encore basse dans les prés, frôle les épicéas, les pins tordus, les angus immobiles des ombres. Ils gravissent la colline et franchissent la Clearwater avant d’aborder les lacets du 2e canyon, les pins ponderosa d’un côté, la rivière de l’autre. »
» La première fois que j’ai vu ta mère, c’était sur la rivière. J’étais avec Rudy, on flottait sur nos bouées après le boulot. Tout à coup, des étudiantes ont surgi d’un méandre.Un seul regard, et Rudy a failli se noyer. Moi aussi, j’étais conquis. Elle m’avait ferré. (Il sourit, tournoyant dans les remous, Midge sur la poitrine.) Le seul mot qui m’est venu à l’esprit, c’est « sirène ». Aucune autre ne lui rendait justice. Pas même un peu. »
« Tu seras une vraie petite loutre. Marnie me l’a promis. D’une main, il retire le couvercle de l’urne et le jette sur les galets remplis tandis que les cendres se répandent sur la rivière. »
« Allongé sous le pommier, Taz parle de la cabane dans l’arbre à marine, blotti sur sa poitrine. Il lui montre les branches, par-delà lesquelles le ciel est plus éclatant qu’à l’horizon, où plane un nuage de fumée. »
« Midge, dit-il, en la tournant face à la rivière. C’était notre endroit préféré. Se frayant un chemin à travers les saules, il s’arrête devant le vénérable ponderosa, colle le nez contre l’écorce rainurée et inspire profondément : une odeur de caramel, la préférée de Marnie. Il fait sentir l’arbre à Midge, aussi. »
« Avec délicatesse, il la dépose dans le berceau, le point d’impact étant le moment le plus dangereux. Elle ne bouge pas. Centimètre par centimètre, il tire la couverture. Un pas en arrière, deux. Il entreprend de faire demi-tour, veillant à ne pas décoller ses pieds du plancher, pour limiter les craquements. Il atteint la porte, franchit le seuil et jette un bref regard en arrière, stupéfait qu’elle soit encore là, les yeux fermés, la respiration rapide et régulière. »
» Il préfèrerait s’ouvrir le ventre avec un couteau émoussé plutôt que de regarder une seule de ces photos, parce que, en dépit de tous ses efforts, Marnie y a laissé son sourire. Fendu jusqu’aux oreilles. »
Très belle lecture à vous, si ce n’est déjà fait.
Magali 🌿